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Hara-Kiri de 1960 à 1970, un journal d’avant-garde
par Stéphane Mazurier.
Article publié dans la revue Histoires littéraires, n° 26, avril-mai-juin 2006.
Bibliographie de Stéphane Mazurier
( en raison d'une importante bibliographie j'ai scindé l'article en 4 parties )
Il y a maintenant près d’un demi-siècle, la France découvrait une nouvelle revue, dont l’esprit et le contenu allaient bouleverser non seulement l’histoire du dessin de presse et de l’écriture journalistique, mais aussi l’histoire de l’humour. Journal autoproclamé « bête et méchant », Hara-Kiri est né de la rencontre entre François Cavanna et Georges Bernier, qui ont réuni autour d’eux de jeunes dessinateurs et rédacteurs complètement inconnus. Au cours des années soixante, le journal est interdit deux fois par décision ministérielle. Cette double censure témoigne du formidable décalage entre « l’esprit Hara-Kiri » et la morale publique de l’époque. Se pose alors la question d’un éventuel avant-gardisme du journal, pourfendeur des archaïsmes sociaux, comme de la fausse modernité. Si Hara-Kiri poursuit son existence jusqu’au milieu des années quatre-vingt, c’est sans doute durant les années soixante, c’est-à-dire la période où Cavanna fut rédacteur en chef, que la puissance créatrice et destructrice du journal est la plus forte, et qu’elle suscite le plus de réactions.
Bernier et Cavanna sont les deux personnalités grâce auxquelles Hara-Kiri a pu exister. Rien n’aurait été possible si leurs routes ne s’étaient pas croisées au milieu des années cinquante (1). Georges Bernier fut le directeur de Hara-Kiri, François Cavanna en fut le rédacteur en chef, de 1960 à 1970. Il reste, selon la mémoire collective, « l’âme » du journal, son éditorialiste brillant et un formidable découvreur de talents. Il n’est pas question ici de narrer leurs années de jeunesse (2), mais de revenir sur les circonstances dans lesquelles Bernier et Cavanna ont créé Hara-Kiri.
Les deux hommes se sont connus au milieu des années cinquante dans la rédaction du journal Zéro. Cette publication, dirigée par Jean Novi (3), est vendue uniquement par colportage, et ses vendeurs ont régulièrement maille à partir avec la police. Quand Cavanna voit Bernier pour la première fois, il le décrit comme « un grand type efflanqué, les cheveux taillés court sur un crâne rond, la bouille avenante, une ombre de moustache blonde, sur les épaules un blouson flamboyant aux énormes quadrillages écossais. » (4) De son côté, Bernier écrit à propos de Cavanna : « Il était grand, très ossu, des poignets de bûcheron, coiffé en brosse, une gueule de brute, une gueule d’officier SS qui a perdu sa casquette. » (5) Pour l’heure, Bernier et Cavanna ont des missions très différentes. L’un est directeur des ventes (6) ; il parvient, grâce à ses colporteurs, à écouler trente à trente-cinq mille numéros de Zéro chaque mois. L’autre est, à partir de 1954, rédacteur en chef adjoint, puis, trois ans plus tard, rédacteur en chef du journal. Il dirige une équipe composée essentiellement de dessinateurs. On y trouve notamment Lob, Pellotsch, et surtout Fred. De son vrai nom Othon Aristides, ce dernier est entré à Zéro en même temps que Cavanna, avec qui il faisait depuis plusieurs années le tour des rédactions parisiennes, le carton à dessins sous le bras. Cavanna lui-même est un dessinateur ; il signe ses œuvres du nom de « Sépia ». Zéro compte aussi quelques rédacteurs, comme Jean Brasier et Bernard Sampré, ainsi que Cavanna en personne.
En 1958, Novi décide de rebaptiser Zéro : le journal s’appelle désormais Les Cordées. Ce changement de nom désole Cavanna, mais il doit faciliter la vente par colportage : Les Cordées est un titre plus rassurant pour la police que Zéro (7)
Jean Novi meurt d’un infarctus quelques semaines plus tard, à l’âge de trente-huit ans. C’est sa femme, Denise Novi, qui devient directrice de Cordées. C’est à cette époque qu’un garçon âgé d’à peine dix-sept ans, employé comme grouillot dans l’entreprise Nicolas, propose ses dessins à Cavanna. Il s’appelle Jean-Marc Reiser, mais il signe encore ses œuvres « Jiem » (8). Le tout jeune homme n’a aucune formation graphique. Cet autodidacte du dessin publie ses premières planches dans Cordées durant l’été 1959.
Cavanna a des rapports assez difficiles avec Denise Novi, la nouvelle directrice de Cordées : « Elle me glaçait.» (9), avoue-t-il. De son côté, Bernier est convaincu que « déjà germait dans la tête de Cavanna et des autres qu’ils pourraient faire un vrai journal, mais jamais avec la veuve. » (10) Le rêve de Cavanna est de créer un « grand chouette génial marrant journal » (11), sur le modèle d’une impertinente revue américaine créée en 1952 : Mad Magazine. Né de l’imagination du scénariste et dessinateur Harvey Kurtzman, accompagné d’autres grands noms de la bande dessinée, comme Willy Elder, Wallace Wood ou Jack Davis, Mad se donne pour ambition de parodier l’ensemble de la société américaine, du monde politique au cinéma, en passant par la finance et même la bande dessinée. Chaque numéro de Mad Magazine tend à bouleverser joyeusement l’ordre établi en riant de tout et de tout le monde. Cavanna est ébloui : « Moi, j’étais un grand lecteur de Mad, surtout les premiers numéros. [
] Je me disais : « C’est possible ! On peut faire ça ! Ce qu’on fait en Amérique, on peut le faire ! » (12). Sa passion pour Mad l’amène même à plagier, volontairement ou non, un texte paru dans ce journal. En 1959, sa nouvelle humoristique « Pitié pour Superman », publiée dans la revue Satellite , reprend, en effet, une histoire publiée par Mad quelque temps plus tôt (13).
En cette fin des années cinquante, s’organise le « putsch » contre Denise Novi. Cavanna et d’autres dessinateurs de Cordées, comme Fred, sont déterminés à créer leur propre journal, sur le modèle de Mad Magazine, mais ils ont besoin du soutien de Georges Bernier. En tant que directeur des ventes, ce dernier dispose d’une autorité sans partage sur les colporteurs : il lui suffit de les rallier à sa cause pour évincer Denise Novi. Bernier reconnaît, cependant, avoir eu « peur [
] de devenir [son] propre patron » (14) et il a donc hésité avant d’accepter de devenir le directeur d’une nouvelle publication. En mai 1960, Bernier annonce à ses colporteurs qu’il se sépare de la directrice et leur propose de travailler pour lui au 4, rue Choron, dans le IXe arrondissement, où il possède un bail. Du jour au lendemain, la directrice des Cordées perd tous ses vendeurs. Au bout de quelques semaines, elle se décide à vendre son stock de journaux à Bernier, qui peut, enfin, faire travailler ses colporteurs. « Le soldat et l’artisan » ne sont plus des employés, ils peuvent créer leur journal à eux. Restent à trouver l’argent et le titre
L’argent, c’est l’affaire de Bernier. L’absence de tout capital de départ l’oblige à s’appuyer fortement sur son réseau de colporteurs, mais aussi à rechercher sans cesse des créanciers, qu’il s’agisse de particuliers ou d’établissements bancaires. Le titre, c’est l’affaire de Cavanna. On propose Fer de lance, Arquebuse ; Jean Brasier est séduit par Don Quichotte ou Cyrano. Cavanna parvient à imposer son idée : ce sera Hara-Kiri, un titre « court et choc » (16) qui montre bien une farouche volonté de bouleverser les canons du journalisme. Le premier numéro de Hara-Kiri est distribué uniquement par colportage en septembre 1960. Fred est l’auteur de la couverture : on y voit assez logiquement le dessin d’un samouraï pratiquant le rituel du suicide japonais. Les soixante-quatre pages du journal contiennent des textes de Cavanna (écrits sous plusieurs pseudonymes), Jean Brasier et Bernard Sampré ainsi que des dessins de Fred, Reiser (qui se fait encore appeler Jiem), Lob, Pellotsch et Vicq : tous des anciens des productions Novi.
L’ours indique que Bernier est le directeur de la publication, Cavanna le rédacteur en chef et Fred le directeur artistique. Ce premier numéro de Hara-Kiri est tiré à dix mille exemplaires, tous sur Paris. Il coûte 1,90 F et possède un petit format, plus pratique pour la vente au colportage. Dès le mois de décembre, pour son troisième numéro, le journal, dont le format s’est allongé (17), est dans les kiosques. Si les deux premiers numéros sont « passés complètement inaperçus » (18), les ventes augmentent assez sensiblement par la suite, même si les chiffres varient selon les sources(19). Bernier tient, toutefois, à rappeler que les premiers mois furent très difficiles, que Hara-Kiri n’était qu’en état de survie. Cavanna et lui en viennent parfois à regretter de s’être engagés dans une telle entreprise et à imaginer tout laisser tomber
« C’est un travail de super-dingue, de tête brûlé » (20), reconnaît Bernier. Ainsi, Cavanna doit gérer seul, les premiers temps, toute la mise en page du journal. Bernier se démène sans compter pour chercher des sources de financement, gérer les relations avec les Nouvelles Messageries de la presse parisienne, l’imprimeur (21), le marchand de papier (22)
À l’époque du journal Zéro, il importait peu de passer quatre ou six mois à écouler un numéro, puisque ce journal n’était vendu que par colportage. Avec l’arrivée de Hara-Kiri dans les kiosques, il devient indispensable d’écouler un maximum d’exemplaires tous les mois. Cependant, tout au long des années soixante, Hara-Kiri est également vendu par des colporteurs (23), chargés essentiellement de se débarrasser des « bouillons », c’est-à-dire les invendus en kiosques.
Le premier numéro de Hara-Kiri était sous-titré « Honni soit qui mal y panse » : cela ressemblait beaucoup à un calembour du Canard enchaîné
On trouve ensuite la formule « À ventre déboutonné », puis « mensuel satirique ». La devise : « journal bête et méchant » apparaît au numéro sept. Cavanna et Odile Vaudelle ont pratiquement les mêmes souvenirs : c’est Bernier qui a repris la formule utilisée par un lecteur fort mécontent (24)
Ce sous-titre est tellement associé à Hara-Kiri qu’en 1981, Cavanna intitule Bête et méchant le troisième tome de son autobiographie, largement consacré à la confection de ce journal.
Entre la fin de l’année 1960 et le début de l’année 1962, l’équipe de Hara-Kiri se modifie en profondeur : Brasier, Lob et Pellotsch (1) s’en vont très vite car, selon Cavanna, leur humour ne convient pas aux « brutalités de soudards » (2) du reste de l’équipe. Quant à Bernard Sampré, il meurt d’une crise cardiaque. Dans le même temps arrivent quatre jeunes dessinateurs : Cabu, Gébé, Topor et Wolinski. Ils font tous la découverte de Hara-Kiri lors de sa première sortie en kiosque, à la fin de l’année 1960. C’est à ce moment-là que le journal « s’est connu dans le milieu professionnel » (3), alors que le grand public l’ignorait encore largement.
Jean Cabut, Roland Topor et Georges Wolinski ont tous les trois une solide formation graphique : le premier a suivi les cours de l’école Estienne, tandis que les deux autres sont d’anciens élèves des Beaux-Arts (4). Gébé, de son vrai nom Georges Blondeaux, a un rapport plus original au dessin, puisqu’il fut pendant douze ans dessinateur industriel à la SNCF. Ces quatre jeunes gens sont presque des hommes neufs dans le monde de la presse. Cabu et Gébé ont fait quelques « piges » pour des journaux populaires, comme Le Hérisson, Ici-Paris (5) ou Paris-Presse, tandis que Topor et Wolinski ont déjà placé quelques dessins pour des revues plus spécialisées, telles que Bizarre ou Fiction. À leurs côtés, Jiem, alias Reiser, peine à trouver sa place et son style ; Bernier lui confie quelque temps l’inspection des ventes, avant que le jeune homme ne soit appelé sous les drapeaux, en mars 1961.
Si Topor et Fred quittent définitivement Hara-Kiri en 1965, pour des motifs essentiellement financiers, le journal accueille de nouveaux dessinateurs, dont, dès 1964, Pierre Fournier, fonctionnaire à la Caisse des dépôts et ancien étudiant aux « Arts-Déco », puis, à partir de 1967, le Belge Guy Pellaert, et, l’année suivante, le Néerlandais Bernard Willem Holtrop, dit Willem, ancien élève de l’école des Beaux-Arts d’Amsterdam et fondateur du journal provo God, Nederland et Orange, en 1966 (6). Enfin, un certain Delfeil de Ton devient en 1967 un des rédacteurs les plus prolifiques du journal. Né Henri Roussel, celui-ci cultive le mystère sur ses origines (7). À côté de ces membres de « la famille Hara-Kiri », on peut aussi noter la collaboration passagère de quelques rédacteurs et dessinateurs. Par exemple, Guy Mouminoux le futur Dimitri de Charlie Hebdo est l’auteur d’une des premières affichettes du journal destinées aux kiosques. Hara-Kiri accueille aussi, à partir de 1962, des planches de Bosc, de Jean Giraud alias Moebius , des textes des écrivains Raymond Queneau, André Ruellan et Jacques Sternberg (8), ainsi que du comédien Romain Bouteille. Enfin, Melvin Van Peebles, auteur noir américain, écrit quelques articles pour Hara-Kiri (9). En 1965, il adapte ainsi en bande dessinée La Reine des Pommes, de Chester Himes, avec des illustrations de Wolinski.
L’équipe des « pionniers » (10) de Hara-Kiri est désormais au complet. Il manque, toutefois, un personnage pour incarner totalement la philo sophie du journal, une expression vivante de l’esprit bête et méchant. Ce sera le Professeur Choron, c’est-à-dire Georges Bernier. Il est baptisé en 1962, à l’occasion d’une séance de photographies mettant en scène une jeune fille candide et un docte professeur. Le nom « Choron » a tout simplement été choisi parce que Hara-Kiri avait son siège au 4 de la rue Choron. Cavanna utilise avec gourmandise le lyrisme pour annoncer cette création : « Et donc la chrysalide devint papillon, Bernier enfin fut Choron. Professeur Choron. » (11). Georges Bernier abandonne alors le costume-cravate pour un pardessus et polo rouge ; il se rase le crâne. En revanche, il use toujours d’un fume-cigarette « qui, dans ses mains, devient luxueux et sophistiqué » (12) et grille soixante Pall Mall par jour. Hara-Kiri tient son symbole humain. Le journal est définitivement lancé.
Tout au long des années soixante, le mensuel « bête et méchant » a transformé sa physionomie. D’abord en noir et blanc, il s’est progressivement ouvert à la couleur. À l’origine constitué uniquement de textes et de dessins, il se remplit de photographies. Il peut s’agir, dans le cas de la rubrique « Des Faits », de photographies d’actualité détournées : on leur rajoute des phylactères ou des détails cocasses. Les autres photographies sont l’œuvre de Jacques Chenard, alias Chenz, et elles sont réalisées dans différents studios proches de la rue Choron , loués à la journée. Cavanna et Bernier utilisent ces photographies pour créer des fausses publicités, des romans-photos absurdes, à cent lieues de ceux de Jours de France, ou encore des fiches-cuisine et des fiches-bricolage. Le journal loue parfois les services de danseuses du Crazy Horse (13), ou bien fait appel à des amies de l’équipe.
Le dessin reste, cependant, la pierre angulaire du journal. Les lecteurs de Hara-Kiri découvrent ainsi de nombreuses séries, comme « Berck », de Gébé, « Le Journal de Catherine », de Cabu, « Le Bistrot d’Émile » et « Hit-Parade », de Wolinski, « Le Petit Cirque » et « Tarsinge, l’homme Zan », de Fred, « Mon Papa », de Reiser, ou, plus tard, « Pravda la Survireuse », de Pellaert. Sous le pseudonyme de Sépia, Cavanna est encore l’auteur de quelques dessins, mais il se consacre de plus en plus à l’écriture, qu’il s’agisse de contes, de nouvelles, ou de textes de vulgarisation scientifique traités sur le mode de l’humour, comme « L’Aurore de l’humanité » (14). Il utilise de nombreux pseudonymes, comme Trix, pour donner l’illusion d’une rédaction étoffée. « Tout le monde s’est mis à écrire pour faire un journal qui tienne la route » (15), précise Georges Bernier. Lui-même propose, entre autres, « Les Jeux de con du Professeur Choron ». Des dessinateurs comme Gébé, Topor et Fournier prennent aussi la plume (16). L’arrivée de Delfeil de Ton bouleverse la donne : il rédige un nombre considérable de rubriques : « Le Jazz de Delfeil de Ton », « Le Cinéma de Delfeil de Ton » et « Les Mémoires de Delfeil de Ton ». Il est également l’auteur d’une multitude de contes, écrits sous le pseudonyme de Gunnar Wollert. Ce dernier est présenté comme un auteur suédois dont la rédaction de Hara-Kiri aurait traduit les textes
Les ventes de Hara-Kiri sont longtemps bloquées à 60 000 exemplaires, à cause, notamment, d’une absence de soutiens promotionnels. « Notre pub, c’était notre affichage qu’on faisait, nous, dans les kiosques. », se souvient Bernier. « Quand on a lancé Hara-Kiri, précise-t-il, rien n’était payant, c’était de l’affichage sauvage. C’est-à-dire qu’on s’amenait avec des pinces à linge, des affiches et on épinglait nos affiches. Ça a aidé à nous faire connaître. » (17) Cependant, Hara-Kiri bénéficie, à partir de 1963, d’une « publicité indirecte » à la télévision. Jean-Christophe Averty , grand lecteur de Hara-Kiri, fait régulièrement participer Bernier, alias le Professeur Choron, à son émission, « Les Raisins verts ». Les téléspectateurs français découvrent ce visage, ce nom et ce ton inimitable. Hara-Kiri bénéficie également d’une publicité radiophonique sur Europe 1. Francis Blanche anime alors l’émission la plus écoutée de la station tous les dimanches matins. Bernier parvient à acheter seulement trente secondes de publicité dans cette tranche horaire, mais Francis Blanche, grand lecteur de Hara-Kiri, n’hésite pas à répéter de nombreuses fois le nom du journal et son slogan publicitaire : « Si vous avez de l’argent à foutre en l’air, achetez Hara-Kiri, journal bête et méchant, sinon, volez-le ». Les ventes du mensuel sont dopées par ces différentes formes de promotion : elles atteignent environ 250 000 exemplaires en 1965-1966, ce qui est un chiffre plus qu’honorable. Dans ce contexte favorable, Bernier décide de lancer une collection de livres sous le label des éditions Hara-Kiri : c’est ainsi que sont publiés en 1965 les premiers ouvrages de la collection « bête et méchante » : 4, rue Choron de Cavanna, Dessins panique de Topor, Berck de Gébé et Histoires lamentables de Wolinski (18).
En ce qui concerne les relations internes à la rédaction, on ne peut que constater l’ascendant de François Cavanna. Déjà âgé de trente-sept ans lors du lancement de Hara-Kiri, il est, d’abord, le doyen de l’équipe. Cavanna n’a que six ans de plus que Bernier et Gébé, mais onze de plus que Wolinski et Delfeil de Ton, quatorze de plus que Fournier, quinze de plus que Cabu et Topor, et dix-huit de plus que Willem et Reiser. À leur arrivée dans le journal, ce ne sont encore que de tout jeunes gens. « On était des jeunots », affirme Delfeil de Ton (19). Issus en partie de la génération ayant immédiatement précédé le baby-boom, ils n’étaient que des enfants lorsque la Seconde Guerre mondiale s’est achevée. Ils ont pu alors connaître l’avènement d’une société de consommation et d’une culture de masse, fortement imprégnées par le modèle américain (20). La différence d’âge entre le rédacteur en chef et ses collaborateurs engendre des rapports particuliers, et même quasi-filiaux entre Cavanna et Reiser (21). Ce dernier orphelin de père déclare, du reste : « Cavanna, c’est presque mon père. Il m’a éduqué. » (22)
Au-delà, c’est l’ensemble de l’équipe qui voue un profond respect envers le rédacteur en chef de Hara-Kiri. Delfeil de Ton l’assure d’une « reconnaissance éternelle » (23) pour l’avoir fait entrer dans le journal, Wolinski est persuadé qu’il a « toujours raison » (24), et tous, y compris Bernier, sont impressionnés par sa culture et son charisme. Après la mort de Reiser, en 1983, Wolinski se souvient avec émotion de ces années soixante, où ils étaient « si pauvres, si timides, si ignorants. Cavanna les engueulait, les traitait de minables, mais les publiait » (25). À cette époque, Cavanna est, par ailleurs, le seul habilité à recruter de nouveaux collaborateurs pour Hara-Kiri (26). Néanmoins, il accorde une entière liberté à ses journalistes : « Chacun était le patron dans ses pages » (27). Contrairement aux rédacteurs en chef traditionnels, il ne donne aucune instruction à l’équipe, n’organise aucune réunion de concertation. Reiser, Gébé, Wolinski et les autres choisissent souverainement leurs sujets (28). Les membres de la « bande Hara-Kiri » sont finalement « individualistes comme des bernard-l’ermite » (29).
Dès le premier numéro de Hara-Kiri, Cavanna donne le ton. Il se livre à une entreprise de démolition de la presse traditionnelle française et propose une authentique modernité journalistique :
« Assez d’être traités en enfants arriérés ou en petits vieux vicieux ! Assez de niaiseries, assez d’érotisme par procuration, assez de ragots de garçon coiffeur, assez de sadisme pour pantouflards, assez de snobisme pour gardeuses de vaches, assez de cancans d’alcôve pour crétins masturbateurs, assez, assez ! Secouons-nous, bon Dieu ! Crachons dans le strip-tease à la camomille, tirons sur la nappe et envoyons promener le brouet fadasse. Du jeune, crénom ! Du vrai jeune ! Au diable les nouvelles vagues pour fils à papa, les new look aussi éculés que ceux qu’ils prétendent chasser ! Hara-Kiri ! Hara-Kiri ! Vivent les colporteurs, marquise, et vive leurs joyeux bouquins ! Hara-Kiri ! Hara-Kiri ! Nous sommes les petits gars qui veulent leur place au soleil. Nous avons la dent longue et le coude pointu. NOUS NE SOMMES À PERSONNE ET PERSONNE NE NOUS A. Vous qui en avez assez du frelaté, vous qui cherchez la fraîcheur, achetez notre Hara-Kiri. Vous nous en direz des nouvelles. Et criez, avec nous, un bon coup, ça fait du bien : HARA-KIRI ! HARA-KIRI ! » (1)
Les différents collaborateurs de Hara-Kiri arborent fièrement un esprit « bête et méchant ». Sous cette appellation provocatrice et ironique se cache effectivement un humour original, teinté de violence et de noirceur (2). Bernier pense ainsi que tout peut être un sujet d’humour, même le plus tragique, même le plus intime : « On n’a pas de tabous. On fait rire avec n’importe quoi : on fait rire avec des morts, [
] avec des cancéreux, [
] avec des anciens combattants, [
] avec du cul, [
] avec de la bite. » (3) Si Delfeil de Ton affirme que « Hara-Kiri a changé la face de l’humour français » (4), Wolinski pense plus humblement que ce journal n’a pas inventé un « nouvel humour », mais qu’il a simplement « révélé l’humour que la France adore » (5). Selon lui, « Hara-Kiri correspond à une certaine époque, parce que c’était les années soixante, il y avait un besoin dans le public, que nous avons comblé, d’un humour pas conformiste, sans tabou. » . Wolinski souligne, à juste titre, qu’il existe alors une demande forte d’un journal pratiquant un humour différent du bon vieux « rire à la française », incarné par les films de Bourvil, Louis de Funès, Fernandel, ou les sketches de Fernand Raynaud et Robert Lamoureux. Sans faire, à proprement parler, une étude de marché, Cavanna s’est interrogé, dès les premiers numéros de Hara-Kiri, sur l’existence d’un lectorat potentiel, et donc sur la viabilité du journal. Il ne cherche pas à séduire la majorité de la population française, mais à attirer cette minorité de « lecteurs exigeants sur la qualité » (6). À Cabu, qui pose la question très commerciale d’une « clientèle potentielle suffisante pour faire vivre un mensuel d’humour » (7), Cavanna répond en termes comptables. Il y aurait environ deux millions de lecteurs de journaux humoristiques en France, dont environ dix pour cent, soit 200 000 personnes, sont susceptibles d’acheter Hara-Kiri (8).
Vingt ans après la création du journal « bête et méchant », Cavanna se fait le théoricien de ce type d’humour :
« Applaudir aux plus beaux exploits de la Bêtise et de la Méchanceté, en en rajoutant, en allant dans le même sens qu’elles mais plus loin qu’elles, le plus loin possible dans leur logique tordue, jusqu’à l’absurde, jusqu’à l’odieux, jusqu’au grandiose. [
] Le comique doit être un comique de situation. Aller au fond des choses. Mépriser les tentations de petites rigolades secondaires. Taper là où ça fait le plus mal, taper comme un bœuf. » (9)
Cet « humour brutal » (10), cette « dérision absolue » est un dénominateur commun aux collaborateurs de Hara-Kiri, même si chacun avait son humour à soi qui ne ressemblait pas à celui des autres » (11), précise Cavanna. Par exemple, il faut reconnaître que l’humour de Bernier, sous les traits du Professeur Choron, est « un humour violent, volontiers scato » . Hara-Kiri, n’est certes pas réfractaire à la scatologie, à tel point que certains confrères journalistes semblent le réduire à cela (12). Toutefois, si un dessinateur comme Reiser fait souvent référence aux excréments, c’est surtout en tant que métaphores de l’abjection et de l’absurdité de la condition humaine. En novembre 1970, le journal sort un numéro « spécial scato », avec, en couverture, le visage hilare de Cavanna, recouvert de matières fécales (13)
Dans Hara-Kiri, l’humour doit nécessairement cogner, frapper fort et faire mal. Bernier parle même de « coups de poing dans la gueule » (14) , peut-être en référence à la célèbre affiche promotionnelle de Topor, où un poing boxe un visage complètement mou. Dans Bête et méchant, Cavanna établit alors une liste précise de ce que doivent bannir les rédacteurs et dessinateurs de Hara-Kiri : le calembour, le gag, la « rosserie », et l’allégorie (15). Le calembour, « fiente de l’esprit qui vole » selon Hugo, est défini comme une « acrobatie stérile, un tic de petits vieux », dont les plus fameux praticiens sont les rédacteurs du Canard enchaîné (16). Le gag ne serait, quant à lui, qu’un « calembour graphique » (17). Il faut entendre par « rosserie » le fait « d’égratigner avec grâce pour montrer comme on est fin et spirituel » , alors qu’il faut cogner sans vergogne. Enfin l’allégorie serait un type d’humour extrêmement méprisant car il consiste « à faire comprendre, par analogie, des choses très simples à des gens qu’on estime trop bêtes pour les comprendre sous leur forme directe » . Bernier, quant à lui, estime que le « grand humour » (18), autrement dit celui de Hara-Kiri, doit être nécessairement déconnecté de l’actualité, et notamment de l’actualité politique. Cet « humour pur » (19) aurait empêché de « coller [une] étiquette politique » à la rédaction de Hara-Kiri, dans une France alors partagée entre gaullistes et communistes.
Cet humour « bête et méchant » trouve sans doute sa meilleure source d’inspiration chez les Américains de Mad Magazine. Outre Cavanna, d’autres collaborateurs de Hara-Kiri reconnaissent la forte influence qu’a exercée sur eux le journal de Kurtzman. Il en est ainsi de Reiser, très admiratif de Don Martin (20), et surtout de Wolinski, fanatique de Willy Elder (21). Au milieu des années soixante, l’équipe de Hara-Kiri crée même une éphémère version française du journal américain. Dirigée par Melvin Van Peebles, cette publication s’arrête, faute de lecteurs, dès le deuxième numéro. Un autre modèle américain, plus ancien, peut aussi être revendiqué : l’œuvre d’Ambrose Bierce. Journaliste et écrivain comme Cavanna , Bierce pratique un humour à la fois intellectuel et féroce, comme le montre son fameux Dictionnaire du diable, paru en 1906 (22). Wolinski pense, toutefois, que « Hara-Kiri est très français par sa provocation » (23) et qu’il s’inscrit dans le lointain héritage de Rabelais.
L’expression humoristique et artistique de Hara-Kiri est d’abord le fait des dessinateurs. Très peu de ses collaborateurs réguliers n’ont, en effet, aucun talent graphique : on ne compte guère que son directeur, Georges Bernier, et Delfeil de Ton, par ailleurs grand spécialiste de la bande dessinée (24). Les influences graphiques que l’on peut déceler chez les dessinateurs de Hara-Kiri sont assez complexes. On peut à la rigueur remonter jusqu’à certains peintres de la Renaissance pour trouver de lointains pères spirituels : le Flamand Jérôme Bosch, en raison de son extraordinaire liberté artistique et de son intérêt pour la folie, ou l’Allemand Albrecht Dürer, en raison de son sens de la concision. Bernier n’hésite pas, en effet, à définir Willem comme « le Dürer du XXe siècle » (25). Roland Topor, quant à lui, est l’héritier de Honoré Daumier, même si ses œuvres sont également empreintes de l’influence surréaliste (26) : « toujours des bonnes femmes le ventre ouvert d’où il sort des bagnoles, où il rentre des autobus », exagère Bernier. Wolinski a un maître absolu dans le dessin d’humour en la personne d’Albert Dubout (27). Jusqu’au milieu des années soixante, les dessins de Wolinski dans Hara-Kiri sont fortement marqués par son influence. Ses scènes de foules rassemblent, en effet, des personnages tous plus grotesques les uns que les autres et foisonnent de détails burlesques. Wolinski est, par ailleurs, un admirateur de Bosc (28), qu’il rencontra en 1953 et qui l’encouragea à entamer une carrière de dessinateur. Enfin, si l’on peut trouver des correspondances entre le trait de Reiser et celui de Sempé (29), on ne peut oublier que le jeune homme, né dans un milieu intellectuellement pauvre, ne dispose que de très peu de références en matière de dessin d’humour. C’est donc un style très personnel que Reiser construit, au fil des années soixante.
D’une façon plus générale, Cavanna parle, à propos des dessinateurs de Hara-Kiri, d’un « genre maison » (30), c’est-à-dire « pas vraiment de la bande dessinée avec ses cases, ses bulles et son découpage-cinéma, mais quelque chose de beaucoup plus leste, de beaucoup plus enlevé, et qui devint vite le genre maison. C’était, si l’on veut, une écriture dessinée, apparemment bâclée comme un croquis apparemment ! et terriblement efficace. » (31) Il existe, en effet, une manière graphique commune au journal. Ce n’est ni de la bande dessinée, ni du « dessin unique », comme dans L’Assiette au beurre. Il s’agit plutôt d’une alliance subtile entre textes et dessins, parfois entremêlés et donnant une impression d’inachevé, de brouillon. Le dessin doit signaler une urgence, il doit exprimer une réactivité profonde de son auteur. Il ne faut pas qu’il apparaisse comme la résultante d’un travail long et appliqué : si l’idée qu’il propose est bonne, le dessin est nécessairement bon. Si Cavanna n’a jamais été un virtuose du dessin d’humour, il a néanmoins joué le rôle fondamental de « maïeuticien graphique » pour des jeunes auteurs débutants. Formidable découvreur de talents, Cavanna les a avant tout aidés à exprimer pleinement leurs talents artistiques. Même si les premières œuvres de Reiser sont assez indigentes, Cavanna fait le pari de les publier parce qu’il sent qu’il y a « là derrière, quelqu’un » (32). Le cas de Wolinski est également édifiant : jusqu’au milieu des années soixante, celui-ci s’efforce de copier ses maîtres français et américains (33). Il change radicalement de style, sur la recommandation de Cavanna, et devient un « dessinateur de croquis », simplifiant au maximum les traits de ses personnages. S’il existe effectivement un « genre maison », chaque dessinateur de Hara-Kiri possède son propre style. Ainsi, celui de Gébé, créateur de personnages imaginaires et farfelus, est bien moins réaliste que celui de Cabu, caricaturiste d’hommes politiques ou de vedettes du show-business.
L’écrit tient également une place essentielle dans le journal. D’abord, les dessinateurs sont aussi des dialoguistes, notamment Wolinski, dont les personnages sont souvent très bavards. Ensuite, on peut lire dans Hara-Kiri des nouvelles, des contes, qui révèlent une incontestable culture littéraire. Cavanna admet ainsi pour modèles des auteurs aussi variés que Rabelais, Hugo, Valéry, Giraudoux ou Vian ; Delfeil de Ton est un grand lecteur de Paul Léautaud et Gébé admire aussi bien la littérature russe du XIXe siècle que les romans de science-fiction américains et le théâtre scandinave. À l’instar de Cavanna, les collaborateurs de Hara-Kiri s’emploient à rénover le langage littéraire : ils refusent d’émettre une distinction entre la langue parlée et la langue écrite (34). Par conséquent, on trouve des phrases nominales, des oublis volontaires de la négation, des redoublements de sujet et, surtout, d’innombrables mots familiers, voire vulgaires. Hara-Kiri souhaite ainsi faire du langage populaire un mode d’expression privilégié de la presse. Le « ton Cavanna » n’est, cependant, pas uniforme : Fournier use d’un style nerveux et enflammé, comme pour signifier l’urgence de son propos (35), tandis que Delfeil de Ton adopte une écriture à la fois pamphlétaire et fantaisiste.
Hara-Kiri n’est pas un journal politique pour plusieurs raisons. D’une part, il ne veut pas être tributaire des vicissitudes de l’actualité et, d’autre part, sa périodicité mensuelle empêche une « prise directe sur la vie »[1]. Ce journal ne saurait, cependant, être atemporel : fondé moins de deux ans après l’installation de la Ve République , il traverse les années soixante sous la présidence du général de Gaulle. L’ambition artistique du journal « bête et méchant » lui interdit de s’intéresser à des petites querelles ministérielles ou au résultat de telle ou telle consultation électorale. Ces jeunes gens visent plus haut : c’est la société gaullienne dans son ensemble qui doit être l’objet de leur jeu de massacre. « Vaste entreprise de révocation de son époque »[2], Hara-Kiri se déchaîne contre les symboles traditionnels de l’autorité, c’est-à-dire l’Église, l’armée et la police, comme pouvait le faire, soixante ans plus tôt, le mensuel anarchiste L’Assiette au beurre. En outre, Cavanna et les siens s’attaquent à ce qui est, selon Marcuse[3], la forme moderne d’aliénation des masses : la société de consommation. La publicité, qualifiée de « pute violeuse »[4] par Cavanna, en est l’un des principaux vecteurs. « La publicité nous prend pour des cons, la publicité rend cons », proclame Hara-Kiri. Pour mieux stigmatiser cette « démagogie flatte-gogos »[5], le journal invente la publicité parodique. Du shampooing à la lessive, de l’électroménager à l’automobile, tous les produits de la civilisation consumériste sont passés à la moulinette de l’humour[6]. La légende veut que Hara-Kiri ait toujours refusé, par conviction et par éthique, d’ouvrir le moindre espace publicitaire dans ses colonnes. En fait, Bernier, avec l’accord de la rédaction, voulut un moment profiter de cette source de financement : « On avait quand même un tirage à proposer aux annonceurs »[7]. Il crée même une société de publicité, Snob Publicité, dont les créatifs sont les propres membres de la bande Hara-Kiri.
L’expérience est, toutefois, de courte durée : après que le grand couturier Renoma eut acheté un espace, le journal publie une photographie de Hitler et Goering, avec cette légende : « Pourquoi Hitler et Goering étaient-ils aussi chics ? Parce qu’ils s’habillaient chez Renoma ! »[8] L’affaire a suscité un tel émoi chez les associations d’anciens déportés que Hara-Kiri abandonne toute publicité autre que parodique.
Dans la société de consommation des années soixante, le sexe devient également un véritable marché. Hara-Kiri traite l’érotisme avec humour et légèreté : il ne cherche pas à mythifier de corps féminin, mais, au contraire, se plaît à montrer des jeunes femmes nues dans les situations les plus grotesques[9]. « On fait rire [
] avec du cul »[10], comme le rappelle Bernier. L’émergence de l’érotisme dans Hara-Kiri est très progressive, à l’instar de l’évolution générale des mœurs : à ses tout débuts, le journal ne comptait aucun dessin ni photographie de femme nue. Peu à peu, comme le souligne Jean-Marc Parisis, « les pages commencent à sentir légèrement la cuisse »[11]. Une étape est franchie en novembre 1963, après la sortie du premier numéro de Lui ; Hara-Kiri s’amuse dès lors à imiter l’érotisme bon teint du « magazine de l’homme moderne ». Dans un contexte de lente libération des mœurs, les jeunes femmes dévoilent de plus en plus leurs corps. Il y a un monde entre le début des années soixante, où l’on peut parfois entrevoir une cuisse ou un sein, et la fin de la décennie, où certaines photographies du mensuel montrent des femmes complètement dénudées[12]. Le sexe est également un thème privilégié pour quelques dessinateurs de Hara-Kiri, notamment Wolinski. Cavanna se souvient qu’il ne cessait de dessiner des femmes nues durant les réunions de rédaction : « ces petites bonnes femmes à la six-quatre-deux qui s’enfilent des queues par tous les trous avec de beaux grands rires féroces »[13]. Ce qui était une obsession privée devient une obsession publique après que Jean-Jacques Pauvert[14] eut édité Je ne pense qu’à ça[15], juste avant Mai 68.
Enfin, Hara-Kiri est impitoyable envers la presse populaire de l’époque[16]. Des revues comme Nous Deux ou Confidences regorgent alors de romans-photos à l’eau de rose. Dès mars 1961, le journal de Cavanna reprend cette formule en l’agrémentant de l’humour bête et méchant : on peut y découvrir « Grocula contre Frank Einstein »[17]. Ce sont les collaborateurs du journal eux-mêmes qui jouent les acteurs ; Bernier tient ainsi une rubrique de type « roman-photo », intitulée « Professeur Choron : réponse à tout ». Avec les fausses publicités et l’érotisme débridé, les « romans-photos déments »[18] de Hara-Kiri restent gravés dans la mémoire collective. Ces trois exemples montrent à quel point le journal souhaite défigurer la « société du spectacle », cette société peuplée d’icônes de la télévision, de la variété ou du sport. Wolinski insiste sur le profond décalage entre l’esprit de Hara-Kiri et son environnement socioculturel : « La société des années soixante nous mettait mal à l’aise. [
] On étouffait sous les tabous »[19]. Bernier confirme ce sentiment et parle d’une « France épouvantable »[20].
Pour évoquer plus précisément la position des collaborateurs de Hara-Kiri dans la France gaullienne, Wolinski évoque « des gosses dans un lycée avec un proviseur trop sévère »[21]. La liberté, l’insolence et l’irrévérence du journal « bête et méchant » sont, en effet, très vite censurées. Dès le 18 juillet 1961, quelques jours après la sortie en kiosque du dixième numéro, le Journal officiel de la République française interdit Hara-Kiri de vente et d’affichage aux mineurs de dix-huit ans, et, par voie de conséquence, interdit au journal d’être distribué. L’arrêté ministériel s’appuie sur la loi 49-956 du 16 juillet 1949, modifiée le 23 décembre 1958, sur la protection de l’enfance et de la jeunesse. La loi de 1949 visait exclusivement les publications destinées aux enfants et adolescents. Elle avait instauré une Commission de surveillance et de contrôle, chargée de vérifier si ces journaux ne diffusaient pas des valeurs « de nature à démoraliser l’enfance et la jeunesse »[22], comme le mensonge, le vol, la paresse, la haine, etc. L’ordonnance n° 58-1298 du 23 décembre 1958 publiée deux jours après l’élection du général de Gaulle à la Présidence de la République durcit nettement la loi de 1949 : l’article 14 en est modifié, de telle sorte que n’importe quelle publication peut être interdite d’affichage, de vente aux mineurs de dix-huit ans, et donc de distribution, si celle-ci présente « un danger pour la jeunesse en raison de [son] caractère licencieux ou pornographique ou de la place faite au crime »[23]. Sous couvert de protéger la jeunesse, cette ordonnance permet en fait au pouvoir gaullien de contrôler la presse. Hara-Kiri est arbitrairement taxé de « licencieux » et « pornographique » par la Commission de surveillance et de contrôle des publications destinées à l’enfance et à l’adolescence : le ministère de l’Intérieur peut signer l’arrêté d’interdiction du journal.
Bernier et Cavanna, qui ne s’attendaient absolument pas à un tel événement, s’efforcent alors de lever l’interdiction au plus vite. Ils se rendent place Beauvau, puis place Vendôme, puisque la Commission de contrôle siège au ministère de la Justice. Le rapporteur de cette commission, M. Morelli[24], justifie l’interdiction du journal : au travers d’exemples précis, il accuse Hara-Kiri d’irrespect envers les personnes âgées, les mères de famille et les enfants ; les dessins de Fred, Topor, Gébé et Wolinski sont considérés comme malsains.. Cavanna et Bernier découvrent avec stupéfaction le fossé qui sépare la liberté absolue de Hara-Kiri et l’étroitesse d’esprit de ce magistrat, représentatif d’une France encore rigoriste et mesurée[25]. Pour tenter de combler le gouffre financier engendré par l’interdiction, Bernier use de moyens dérisoires : ses colporteurs vendent illégalement Hara-Kiri en province, il fonde un petit journal uniquement vendu par colportage et intitulé Le Baladin de Paris. Sans les revenus de Hara-Kiri, certains membres de l’équipe rejoignent d’autres journaux. Ainsi, Cabu a trouvé refuge à Pilote, l’hebdomadaire de Goscinny[26]. Six mois plus tard, le ministère de l’Intérieur lève l’interdiction. La rédaction de Hara-Kiri s’est vaguement engagée à proposer un journal plus poli et plus convenable. Pendant quelque temps, le contenu du mensuel est, en effet, assez sage, par crainte d’une nouvelle censure : « Ces enfoirés nous avaient coupé notre enthousiasme »[27], enrage Bernier.
En mai 1966, Hara-Kiri est de nouveau interdit[28], toujours en vertu de la loi de 1949, modifiée 1958. Cependant, la Commission de contrôle et de surveillance n’est pas, cette fois-ci, à l’origine de la décision. Elle proviendrait directement de la place Beauvau , voire de l’épouse du général de Gaulle[29]
La situation financière de l’entreprise devient intenable. La rédaction de Hara-Kiri doit quitter la rue Choron , pour cause de loyers impayés, et se retrouve rue de la Grande-Truanderie, près des Halles[30], puis, à deux pas de la rue Choron , au 35, rue Montholon[31]. On y fabrique le seul et unique numéro d’un petit journal semblable au Baladin de Paris, Am-Stram-Gram, entièrement constitué de dessins de Reiser[32]. Ce dernier est, cependant, contraint de travailler ailleurs pour pouvoir gagner sa vie ; il entre alors, en compagnie de Gébé, à la rédaction de Pilote[33]. Bernier, étranglé par ses créanciers, menacé par les huissiers, dépose le bilan de la société Hara-Kiri , mais il parvient à éviter la liquidation judiciaire. Il obtient même de ses créanciers un concordat, c’est-à-dire un étalement des traites, sur huit ans. Avec l’aide de Cavanna et Wolinski, Bernier réussit finalement à convaincre les fonctionnaires de la place Beauvau de lever l’interdiction : un arrêté ministériel daté du 25 novembre 1966 autorise la reparution de Hara-Kiri. Après sept mois d’absence, le mensuel retrouve sa place dans les kiosques au mois de janvier suivant, mais ses ventes ont beaucoup diminué : de 250 000, elles tombent à 80 000 - 100 000. Il est vrai que de nombreux marchands de journaux, persuadés que ce titre est toujours interdit, refusent de le vendre. Le concordat est par conséquent très difficile à respecter. En ce dernier tiers des années soixante, Hara-Kiri paraît en sursis, d’autant plus que l’équipe tarde à se reformer. Si elle compte dans ses rangs quelques nouveaux (Delfeil de Ton, Pellaert), plusieurs piliers, comme Gébé et Cabu, restent à Pilote[34].
Il serait évidemment excessif de considérer Hara-Kiri comme un moteur essentiel des événements de Mai 68, ne serait-ce que parce qu’il n’est pas un journal politique. Il a, toutefois, participé à un sérieux dépoussiérage de cette France des années soixante, encore très traditionnelle, voire archaïque. « C’est vrai que Hara-Kiri a dû foutre un peu le feu là-dedans »[35], reconnaît Georges Bernier. Il est, en outre, convaincu que les « soixante-huitards » sont des lecteurs inconditionnels de Hara-Kiri et que, sans le savoir, le journal bête et méchant a joué un rôle dans la formation culturelle et intellectuelle de ces jeunes. Le 35, rue Montholon devient un formidable vivier pour beaucoup d’étudiants qui recherchent des dessins à afficher, des slogans : « J’ai vu défiler toutes les écoles qui venaient faire des numéros spéciaux de Hara-Kiri pour leur école et qui venaient pleurer, quémander des dessins à Reiser, à Wolinski
C’est là que je me suis aperçu qu’on avait pris beaucoup d’importance »[36].
De plus, certains collaborateurs de Hara-Kiri participent activement aux événements de Mai. Wolinski est, sans conteste, le plus actif : il signe ses premiers dessins politiques pour le journal Action, fondé par l’un des principaux animateurs du Mouvement du 22-Mars, Jean Schalit[37], puis dirige, en compagnie de Siné, L’Enragé, véritable brûlot antigaulliste[38]. D’autres dessinateurs de Hara-Kiri collaborent, mais de façon beaucoup plus ponctuelle, à L’Enragé : Gébé, Cabu et Reiser[39]. En outre, Wolinski, qui s’inscrit alors dans la mouvance « gauchiste », fait jouer une première version de sa pièce de théâtre, Je ne veux pas mourir idiot, à la résidence universitaire Berlioz, devant un parterre d’étudiants, le 4 mai 1968. Si Bernier est enthousiasmé par Mai 68, ce n’est guère pour des raisons politiques, mais d’abord pour des raisons économiques : la grève générale dans le secteur bancaire lui permet de retarder un peu le remboursement de ses créanciers !
Ensuite, en bon anarchiste, il est fasciné par le désordre et le chahut qui règnent alors dans Paris. Le cas de Reiser est sans doute le plus complexe. Par amitié pour Jean Schalit, qu’il a connu à L’Almanach Vermot, il participe au premier numéro du journal Action, mais ne passe que deux dessins dans L’Enragé. On ne le voit ni dans les manifestations, ni dans les amphithéâtres. Reiser, fils du peuple, est, en fait, « choqué par ces fils de bourgeois qui faisaient la révolution »[40]. Enfin, Cavanna n’a joué aucun rôle dans les événements de Mai 68, pour la bonne raison qu’il devait subir une opération chirurgicale
Huit mois à peine après les « événements » de Mai paraît le premier numéro de Hara-Kiri Hebdo[41]. Cette proximité ne doit rien au hasard : 68 a créé une certaine demande d’un journal plus « engagé » que Hara-Kiri. Les ex-soixante-huitards, lecteurs du mensuel, ne peuvent plus se contenter d’un humour aussi peu politique. C’est en tout cas l’analyse du biographe de Reiser, Jean-Marc Parisis : « Un esprit de sérieux contestataire a émergé. La rage déconneuse, l’évangile absurde et grimaçant [de Hara-Kiri] ne mordent plus sur l’époque ; ils passeraient même pour réactionnaires. Hara-Kiri affiche un nihilisme trop physique pour les cerveaux de l’avenir [
]. »[42]
Un an et demi après le lancement de Hara-Kiri Hebdo, Cavanna, rédacteur en chef de ce nouveau journal, abandonne la rédaction en chef du mensuel Hara-Kiri ; débordé de travail, il confie ce poste à Gébé, compagnon de la première heure du journal. S’achève alors, en même temps que les années soixante, la première phase de l’histoire du mensuel. C’est une période difficile pour ses collaborateurs : ils manquent souvent de confiance en eux, leurs revenus sont faibles, la menace d’une interdiction plane constamment au-dessus de leur tête
Paradoxalement, c’est peut-être aussi la période la plus forte du journal : en ces temps d’ordre moral gaullien, Hara-Kiri ose transgresser les codes sociaux, expérimente toutes les formes de parodie, bouleverse la grammaire de l’humour dessiné ou écrit. Durant la décennie suivante, Gébé s’efforce de poursuivre ce travail, mais les temps ont changé : le mouvement de Mai 68 a permis une incontestable libération des mœurs, qui tend à banaliser peu à peu l’humour « bête et méchant ». En définitive, et malgré les insolences de « l’ère Gébé », le Hara-Kiri le plus provocateur reste celui des années soixante, ne serait-ce que parce qu’il déployait son talent dans un environnement hostile.
Stéphane Mazurier ( 2006 )
[1] Cavanna, Bête et méchant, cit., p.346.